Michel Odent
La naissance de Homo, le chimpanzé côtier
(quand l’outil devient le maître)
Chapitre 11 : Un point charnière dans l’histoire des formes de l’orgasme

Ce chapitre 11 a été traduit par Acorgone le 27 octobre 2017.
Le livre de Michel Odent a été traduit en langue française sous le titre de "La Naissance d'Homo, le chimpanzé marin: Quand l'outil devient le maître" et édité par Myriadis, le 27 septembre 2017
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Dans l’histoire de l’humanité, la phase du néolithique est habituellement présentée comme l’avènement de l’agriculture, l’élevage des animaux et un style de vie plus sédentaire. Pour justifier la fréquente association du terme « néolithique » à celui de « révolution » nous devons garder en tête plusieurs aspects différents de ce « moment décisif ».

Puisque le chimpanzé côtier est caractérisé par un cerveau gigantesque, nous devons d’abord prendre en considération que c’est précisément au moment de la révolution néolithique, que le cerveau humain a commencé à décroitre en dimension : des études sur des exemplaires de squelettes provenant d’autres régions du monde, se sont montrés régulières dans la confirmation de la réduction significative de la capacité crânienne. Bien que plusieurs théories aient été avancées, il semblerait incidemment qu’avec la venue de l’agriculture, se soit présenté un régime alimentaire monotone, basé sur les  graminées comme addition à des produits laitiers.

Des fonctions physiologiques humaines régulées
C’est aussi au moment de la révolution néolithique que les processus physiologiques humains en relation avec la reproduction ont commencé à être organisés, contrôlés, régulés et en conséquence, réprimés par le milieu culturel. Cet aspect essentiel de la domination de la nature doit être examiné dans le cadre actuel de la science.
Aujourd’hui, les différents épisodes de la vie reproductive humaine sont mieux compris dès lors qu’ils sont étudiés ensemble. Quand nous prenons en considération que le rapprochement sexuel, la naissance et l’allaitement ont pour assise le même cocktail hormonal, les mêmes « freins physiologiques » peuvent-être activés (inhibition néocorticale et hormone de la famille de l’adrénaline) et des scénarios identiques sont reproduits. Il y a toujours une première phase plutôt passive, suivie d’un « réflexe d’éjection » : réflexe d’éjection du sperme, réflexe d’éjection du foetus, réflexe d’éjection du lait... D’autre part, il y a une identité dans la description de la subjectivité de l’expérience.

La sexualité génitale
Les sociétés ont déployé et transmis de génération en génération plusieurs moyens subtils de contrôler et de restreindre tous les aspects de la sexualité génitale.
Le choix des partenaires, en d’autres mots l’organisation des mariages, est le plus universel. Il y a une grande diversité dans les détails des arrangements matrimoniaux. La mariée est souvent considérée comme la propriété du mari. Dans beaucoup de sociétés, les hommes n’obtiennent leurs épouses qu’en outrepassant des difficultés et des moyens extrêmes, principalement l’achat de la mariée, la richesse de la mariée, ou à travers l’échange d’une femme de sa propre famille. Les règles de mariage localiseront plus favorablement le nouveau couple proche de la parenté de l’homme plutôt que celle de l’épouse. Quelques soient les variantes, le concept de règles maritales est un aspect de la révolution néolithique. Daniel Everett, un linguiste étasunien qui a passé plusieurs décades parmi un groupe ethnique pré-néolithique d’Amazonie a simplement noté que « La sexualité et le mariage ne nécessitent à aucun rite ».

D’innombrables formes de la répression sexuelle universelle ont été enregistrées. Exposer la renonciation sexuelle comme une vertu est une de ces subtiles facettes. Or, l’aspect le plus extrême de cette renonciation au plaisir sexuel imposée, est indubitablement la mutilation génitale féminine. La circoncision féminine (quand seul le capuchon du clitoris est supposé être ôté), la clitoridectomie (ou le clitoris entier est taillé) et l’infibulation (ou les grandes et petites lèvres sont découpées), sont destinées spécifiquement et consciencieusement à réduire la capacité de la femme à obtenir du plaisir sexuel. Dans les groupes ethniques où prévalent ces rituels, une fille qui se risque à éviter l’opération, est socialement bannie. Des femmes non circoncises sont considérées comme « non pures » [unclean]. Nommer une femme «  Tu es non circoncise ! » ou un homme « Fils de femme non circoncise ! », est une grave insulte. Nous pouvons pourtant porter notre intérêt sur le fait que, en dépit de la grande étendue de ces expériences humaines se rapportant à la reproduction, même après une clitoridectomie ou une infibulation, quelques femmes restent aptes à obtenir de fortes sensations sexuelles.

Les mutilations génitales masculines sont habituellement moins invasives que celles faites aux femmes, bien qu’elles soient très répandues et ont été pratiquées sur l’ensemble des 5 continents, jusque dans des endroits tels que l’Océanie, l’Asie et les Iles Pacifiques et le nouveau monde. Une  incision consiste habituellement, soit à procéder à une entaille du prépuce pour qu’en s’écoule du sang ou une entaille complète de ce prépuce de sorte à exposer en partie le gland ; et dans la circoncision elle-même, le prépuce subit une ablation totale ou complète. Une subincision qui est habituellement associée à la circoncision était pratiquée en particulier chez les aborigènes australiens ; elle consistait en une taillade ouvrant l’urètre sur la partie ventrale du pénis pouvant aller aussi loin que le scrotum. Une castration, une autre forme de mutilation génitale, a été le plus souvent imposée à de jeunes garçons qui, en tant qu’esclaves de capture, devaient suppléer aux « besoins » des systèmes arabe et turcs. L’usage de la castration comme punition, tant par les individus que par l’État, a été instrumentalisé dans un grand nombre de parties du monde, en particulier au Proche Orient.

Par l’entremise de la pratique des mutilations génitales compulsives, les milieux culturels envoient des messages significatifs quoique discrets, aux membres de leur groupe. Un de ces messages, est que les organes génitaux appartiennent à la communauté plutôt qu’à l’individu. Ce qui signifie que leur usage doit suivre des règles strictement établies. Un autre effet conditionnant de tels rites est que les parties génitales du corps doivent rester associées à la douleur au lieu du plaisir.
Cet aspect de la domination de la nature inclut aussi des thèmes tels que des tabous en relation avec la virginité et la masturbation.

La venue au monde
Le contrôle culturel de la naissance est un autre aspect de la domination de la nature qui a commencé avec la révolution néolithique. Nous avons à notre disposition une quantité suffisamment importante de données pour affirmer que dans les sociétés pré-agricoles, les femmes s’isolaient d’elles-mêmes pour donner naissance. Le contrôle culturel s’est opéré de manière directe ou indirecte sur la naissance. Il a été direct avec l’avenue du métier de sage-femme et d’autres aspect de la socialisation de cet événement. Il s’est passe de manière indirecte par la transmission de génération en génération de croyances profondément enracinées et de rituels, et dans le développement d’un conditionnement culturel puissant et extensif. En accord avec ce conditionnement culturel dominant, une femme est supposée être « délivrée » par une « aide ». Au cours de millénaires, plusieurs variantes de la socialisation de la naissance sont apparues et ont disparu. Plusieurs institutions ont été impliquées, particulièrement celles qui sont religieuses. Aujourd’hui, avec la masculinisation et la médicalisation de cet événement, les formes ultimes de socialisation sont été atteintes, à tel point que la naissance est la première fonction physiologique humaine fondamentale qui a été rendue obsolète à l’échelle de l’espèce : des substituts pharmaceutiques et chirurgicaux sont disponible et largement utilisés.

La lactation
Du fait du continuum entre la physiologie de la naissance et la physiologie de la lactation, et puisque le milieu culturel régule la sexualité génitale et en conséquence l’expression de la libido qui est modifiée par les hormones de la lactation, nous ne pouvons ignorer les questions relatives au contrôle de l’alimentation du nourrisson. Ainsi, depuis des milliers d’années, toutes les cultures ont véritablement perturbé la lactation, au moins à ses débuts. J’ai déjà proposé, puisque beaucoup de bébés en sont privés dans de nombreuses civilisations, que le colostrum peut être perçu comme un symbole de la répressions des forces instinctives. La croyance quasi universelle selon laquelle le colostrum est corrompu ou dangereux, est un des innombrables moyens par lesquels les cultures s’immiscent dans la relation entre le nouveau-né et sa mère. Temporiser le commencement de la tétée a été une règle dans presque toutes les sociétés dont nous avons connaissance, l’Europe de l’ouest incluse. Dans l’Angleterre des Tudor et des Stuart, le colostrum a été ouvertement perçu comme une substance dangereuse qui doit être jetée. Après l’accouchement, la mère n’était pas considérée comme « propre » jusqu’à ce que la décharge de sang nommée « lochies » ait cessé de s’écouler. Il ne lui était pas permis de donner le sein avant l’achèvement d’un service religieux de purification et de grâce nommé « relevailles ». Pendant ce temps, on administrait au bébé un purgatif composé d’ingrédients tels que beurre, miel et sucre, huile d’amande douce ou vin sucré. Des peintures de ces époques montrent l’enfant nouveau-né nourrit à la cuillère tandis que la mère reprenait des forces au lit. En Bretagne, le bébé n’était pas mis au sein avant le baptême qui avait lieu à l’âge de deux ou trois jours. Les vieux Bretons croyaient que si le bébé avalait du lait avant la cérémonie, le diable pouvait s’introduire dans son corps en même temps que le liquide nourricier.

La durée de la lactation est immanquablement influencée par la structure familiale. Du fait que les sociétés humaines organisent les rencontres et créent des règles maritales, elles déteignent par là indirectement sur la durée de l’allaitement, à tel point que personne ne connaît la durée idéale physiologique de la durée de la lactation chez l’humain. Pour d’autres mammifères, la réponse est simple – au moins aussi simple que la durée de la grossesse.

Un point charnière dans notre compréhension des « autoroutes de la transcendance »
Éclairés des récentes avancées scientifiques, l’interprétation des expériences subjectives qui peuvent être atteintes lors du « réflexe d’éjection » devient facile. Ont été récemment révélés la présence et les propriétés de cocktails hormonaux complexes impliquant des agents physiologiques tels que les opiacés naturels et l’ocytocine. Ceux-ci apparaissent, théoriquement, comme la base des états émotionnels que nous pouvons considérer comme l’ivresse de la joie [ecstatic]. Nous sommes encore à la recherche d’un temps où les états de transcendance émotionnelle universelle humains auront fait leur entrée comme charpente d’un thème scientifique satisfaisant ou même sérieux.

Il est notable que, en dépit d’un conditionnement culturel profondément ancré, il a toujours eu des voix marginales associant « réflexe d’éjection » et états de transcendance émotionnelle. Un exemple issu de la culture occidentale est Helen Deutsch – la première femme docteur en médecine à avoir été diplômée de l’université de Vienne et admise comme membre de la Société psychanalytique de Vienne. Ayant vécu par la pratique l’accouchement et l’allaitement, elle regarde l’accouplement sexuel et le fait de donner naissance comme deux phases d’un même processus seulement séparées par un intervalle de temps : « Simplement parce que le premier acte contient un élément du second, le second est imprégné du mécanisme de plaisir du premier. Je pense même que l’acte de la naissance représente l’acmé du plaisir sexuel... » En outre, selon elle, l’allaitement est « un acte de jouissance sexuel au cœur duquel la glande mammaire joue la partie d’une zone érogène ». Una Kroll est une autre femme qui a, de manière éloquente, souligné les liens entre les divers états de joie grisante. Ayant été une none, docteur en médecine, prêtre anglicane et mère de quatre enfants, elle pouvait de manière autorisée écrire : « Les moments de joie folle se sont répétés comme des notes de grâce tout au long de ma vie... La joie folle de l’union sexuelle est semblable à celle du ravissement de la prière... »

Dans les cultures orientales, il y a eu un âge des maîtres tantriques femme. Une parabole trouvée dans un texte tantrique est hautement significative. C’est l’histoire d’un moine pèlerin à la recherche de « La suprême vérité ». Il avait voyagé, médité, jeûné et s’était infligé d’insoutenables peines durant de nombreuses années, mais il ressentait qu’il ne pourrait jamais atteindre la Suprême Vérité. Un jour, déçu par tant d’années d’efforts infructueux, il se reposait en fin d’après-midi le long d’un cours d’eau. Un maître tantrique femme passait par là dans l’intention de se baigner et de se oindre le corps. Après avoir entendu l’histoire du pèlerin, elle le séduit en « portant, par l’usage des plaisir tantriques, ses sens à un point extrême d’excitation, dans lequel il trouva le centre du pouvoir qu’il recherchait, lui donnant conscience de ce qu’il avait renié depuis si longtemps en lui ».

Il y a une extrême contradiction entre ces voix qui ont été plus ou moins neutralisées, étouffées et oubliées, et le conditionnement dominant de la culture post-néolithique.
Après les milliers d’années d’un contrôle puissant sur les processus physiologiques par les milieux culturels, il n’est pas surprenant que des voies naturelles et simples de transcendance aient été ignorées ou étouffées. Au contraire, les émotions mystiques sont souvent associées à la renonciation sexuelle, au célibat et à la virginité, tandis que les états de l’orgasme ont été associés à la culpabilité.  Les plus connus et les plus influents des mystiques ne considèrent pas l’éphémère état de ravissement joyeux des orgasmes comme de possibles cheminements vers une transformation permanente de la conscience, qu’ils soient des mystiques mâles tels que Shankara, Ibn Arabi ou Meister Eckart, ou même comme des mystiques femmes telles que Hildegard de Bingen, Julienne de Norwich, Catherine de Sienne ou Claire d’Assise. Il s’agirait de dissimuler sur des milliers d’années, de nombreux aspects de la nature humaine.

Les avancées dans les sciences physiologiques proposent un moyen simple de résumer la situation. On peut soutenir que durant la phase « orgasmophobique » de l’histoire de l’humanité, des milieux culturels humains ont régulés et contrôlé, par delà l’espace et le temps, un accès à une autre réalité. Ils ont canalisé les capacités humaines à la transcendance en favorisant les routes qui peuvent êtres facilement régulées, telles que la prière, le jeûne, la musique ritualisée, les chansons, étouffant et rendant moralement inacceptables les chemins naturels. Présentons, dans un langage scientifique, une note ironique en remarquant que les milieux culturels ont renié un accès à la transcendance par l’usage des opiacés libérés par le corps humain, alors qu’ils rendaient acceptables des sensations sensiblement identiques en empruntant celui des drogues psychédéliques.

Dans la domination de la nature, quel moment décisif aura été tourné lorsque des chemins simples d’accès à la transcendance auront été culturellement rendus acceptables !